Majid El Jarroudi : Quand diversité et entreprenariat des quartiers sensibles riment avec réussite par l’action concrète
Interview : William MONLOUIS-FELICITE
Majid El Jarroudi, Délégué général de l’Agence pour la diversité entrepreneuriale, a mis toute son énergie à soutenir les créateurs d’entreprise issus des quartiers populaires en les rendant visibles auprès des grandes entreprises et en leur ouvrant des marchés.
Mais à quand un « Small Business Act » à la française pour encadrer ce nouveau paradigme. C’est le souhait de Majid car, sans cadre juridique, la survie de ces jeunes entrepreneurs pourtant nombreux reste fragile.
WMF: Comment et pourquoi est née l’Agence pour la diversité entrepreneuriale dont vous êtes le fondateur ? A quel besoin répond ce projet ?
Majid El Jarroudi : Assez jeune, dès la fin de mes études, j’ai décidé de créer une société de conseil en création d’entreprises. J ‘étais formé dans ce sens, et ce projet ne demandait pas trop de fonds au démarrage. J’accompagnais des porteurs de projets ou des entrepreneurs dans leur lever des fonds, essentiellement sur des questions de nouvelles technologies, d’innovation…
Rapidement, je me suis rendu compte qu’il y avait un vivier entrepreneurial dans les quartiers sensibles, parce que mes clients en venaient. Donc, avec des amis, nous avons fondé une première association : « Jeunes Entrepreneurs de France » pour accompagner leurs projets.
WMF: C’était en quelle période ?
MJEL : Entre 2002 et 2008. C’était une époque où ni la question des quartiers populaires ni celle de la diversité étaient centrales. C’était bien avant les émeutes de 2005. Donc on prêchait un petit peu dans le désert… A la suite de ces émeutes, des hommes politiques, des décideurs s’y sont peu à peu intéressés.
Dès 2006, je me suis dit qu’accompagner uniquement la création d’entreprises était insuffisant. Ces entrepreneurs avaient un problème de pérennité, ils n’arrivaient pas à faire vivre leurs entreprises plus de 3 ans pour la plupart. Une entreprise sur 2 avait disparu au bout de 3 ans pour les mêmes causes : l’accès au financement d’une part car la confiance des banques leur était souvent refusée et d’autre part, les débouchés commerciaux car ces entrepreneurs ne trouvaient pas la clientèle adéquate.
Alors, j’ai proposé la mise en place d’un « Small Business Act » (le dispositif américain aidant les PME à se développer), version française. C’est-à-dire réserver une partie des marchés publics à des entreprises installées dans les zones urbaines sensibles. Mais pour Bruxelles, c’était une pratique anti-concurrentielle ! Que faire d’autre ? Très rapidement, j’ai constaté que la commande privée était nettement plus importante que la commande publique. Ce qui signifie des achats ; les multinationales françaises représentent 4 fois les marchés publics. J’ai pensé à essayer de les convaincre de fixer une partie de leurs achats aux prix de fournisseurs installés dans quartiers. Ainsi, on génère de l’emploi sur les territoires où le chômage touche jusqu’à 50% de la population. C’est un double bénéfice.
WMF: Il y a donc un enjeu sociétal fort derrière le projet…
MJEL : Exactement. D’abord un enjeu d’image car les grandes entreprises mettent ainsi en avant leur politique sociale, notamment celles qui œuvrent dans la RSE. Mais je voulais aller plus loin en engageant les services achats des grandes entreprises (très exigeants !) à comprendre que travailler avec ces entrepreneurs-là était une plus-value, non seulement commerciale mais aussi sociétale.
WMF: Est-ce que la diversité devient un élément moteur de « valeur business »en tant que telle ? Ou alors est-ce que c’est l’inverse: Est-ce que c’est le business qui va permettre la promotion de la diversité?
MJEL : Bonne question parce que c’est un peu des deux en fait ! Dans un contexte mondialisé, avec une population diverse, ouverte sur le monde, les segmentations marketing deviennent très très fines. La diversité est donc bien un « enjeu business », une source de performances économiques, parce que ces entrepreneurs sont plus réactifs, compétents et moins chers, c’est un enjeu géopolitique en quelque sorte puisqu’ils sont issus de pays en pleine croissance avec lesquels ils sont souvent connectés ; ils maîtrisent souvent des langues étrangères. Enfin, il y a un enjeu de tendances, parce qu’ils sont légèrement plus jeunes . Les entrepreneurs des quartiers sont plutôt âgés de 40 ans quand la moyenne nationale est plutôt de 45. Travailler avec ces entrepreneurs permet de connaître les tendances et d’avoir un temps d’avance sur les attentes des clients. Les entrepreneurs issus de la diversité représentent une création d’entreprise sur 2 en France à l’heure actuelle, avec un fort taux d’échec en raison souvent de la discrimination par l’adresse. Un géant du mondial de l’aéronautique n’est pas rassuré de travailler avec une entreprise du Val Fourré !
WMF: Du coup, quid du sociétal ? Est-ce que vous dissociez la « valeur business » de la valeur sociétale ?
MJEL : Non, au contraire. Parmi les indicateurs que nous nous mettons en place, on essaie d’évaluer la création d’emplois ou de valeur ajoutée supplémentaire grâce à la mise en relation d’un acheteur ou d’un entrepreneur, en analysant ces mécanismes car les grandes entreprises ne peuvent pas embaucher toutes les personnes qui viennent de ses quartiers. Donc l’effort à effectuer doit aussi se faire par un soutien aux entrepreneurs des quartiers dits sensibles qui vont générer de l’emploi car ils embauchent localement en priorité.
WMF: Y a-t-il ou pas un ancrage territorial pour ces entrepreneurs ?
MJEL : Oui, et très fortement. Ils sont souvent très impliqués dans la vie de la cité, dans le milieu associatif, voire politique. Tous les entrepreneurs un peu emblématiques, qui ont décidé de rester dans un quartier sensible, sont impliqués dans la vie de la cité.
WMF: Aujourd’hui que représente pour vous l’innovation sociale, et en quoi votre projet se situe dans se cadre-là ?
MJEL : L’innovation sociale, c’est traiter les problématiques
sociales, économiques, environnementales, etc. de manière un peu originale, mais en phase avec le marché.Si c’est plus facile pour nous aujourd’hui de faire travailler des entrepreneurs installés en zones urbaines sensibles, c’est aussi parce de grandes entreprises se sont installées à côté. Il y a eu un mouvement dans ce sens liés à plusieurs évènements comme les émeutes en banlieue qui ont éveillé un certain intérêt.C’est bien le rôle de l’entrepreneur social de prendre tous ces éléments en compte, ce cocktail dont fait partie l’émergence de la question de la diversité. C’est intéressant pour les entrepreneurs de bénéficier des débouchés commerciaux ; c’est intéressant pour les grandes entreprises d’identifier de nouveaux fournisseurs, c intéressant pour les personnes qui vivent sur le territoire et qui, d’une manière ou d’une autre, vont en bénéficier. L’innovation, c’est ça, c’est réussir à mélanger des intérêts différents, quelque fois divergents mais qui convergent vers un seul objectif, l’amélioration des conditions de vie de chacun.
WMF: Votre projet qui aujourd’hui porte ses fruits, il vous a apporté deux distinctions internationales, mais votre projet est-il reconnu à sa juste valeur en France ?
MJEL : Non. J’ai le sentiment qu’on ne comprend pas notre action. Les politiques vont essentiellement penser aux marchés publics. ; ce n’est pas l’objet. L’objet c’est une répartition des richesses plus équitable en France. Quand il s’agit de leur parler de « process achat », c’est un peu compliqué parce que c’est une fonction d’entreprise méconnue dans le public. Ce qui me frappe d’ailleurs, c’est que j’ai reçu beaucoup de représentants de l’administration américaine qui venus en France, qui ne comprennent pas comment on pourrait mettre en place un programme sans contrainte réglementaire, uniquement dans le cadre d’une politique de responsabilité sociétale des entreprises. Aux Etats-Unis il y a le « small business » qui est en charge de mettre en place ce type de dispositif et qui fait payer des pénalités aux entreprises qui ne le font pas. En France, il n’y a pas de cadre juridique, vous le faites uniquement parce que c’est un enjeu de business et de RSE bien sûr. Avec les Américains, on échange beaucoup sur la bonne pratique et les actions à mener… Aux Etats-Unis, ça existe depuis plus de 50 ans alors que nous, on débute à peine. Et pourtant, on est source d’innovation pour les Américains également ; c’est pour ça qu’on a obtenu ce prix.
WMF: Qu’est-ce qui explique selon vous cette difficulté de l’innovation politique ?
MJEL : Le manque de culture d’entreprise, vraisemblablement. Même s’il y a un grand discours autour de l’entrepreneuriat, on n’est pas à l’aise avec les entrepreneurs qui réussissent, on n’est pas à l’aise complétement avec la question d’entrepreneuriat. Le statut d’auto-entrepreneur, qui a dépassé toutes les attentes, interroge. Les entrepreneurs n’ont jamais été au centre de la société française, ce n’est pas une problématique essentielle. Pour le politique, il n’y a pas d’enjeu à court terme et les programmes sont lourds. Mais les gouvernements devaient s’en emparer car aujourd’hui, on a beaucoup plus d’impact à travailler directement avec des grandes entreprises qu’avec le gouvernement.
WMF: Du coup, comment envisager un changement de paradigme ? Comment sortir de cette société un peu cloisonnée politiquement ?
MJEL : Par un véritable renouvellement des élites…
En résumé, pour vous, c’est la société civile entrepreneuriale qui se prend en main et qui expérimente de son propre chef …
Il fut un temps où c’était naturel d’aller se syndiquer par exemple, ou d’adhérer à un parti politique. Aujourd’hui, ce sont les ONG, les entrepreneurs sociaux, et tout un mouvement qui a le vent en poupe. Apporter des solutions pragmatiques, rapides, efficaces plutôt que de rentrer dans des carcans un peu étroits, un peu cloisonnés ou finalement se reproduit l’entre-soi est plus attractif de nos jours.
WMF: Il y a peut-être un problème d’une société politique qui a du mal à se réinventer ?
MJEL : C’est très dommageable parce que, tout comme le nôtre, il existe beaucoup de dispositifs portés par des entreprises sociales innovantes. Si ça rentrait dans le cadre de politiques publiques courageuses, cela pourrait contribuer à réconcilier les Français avec leurs dirigeants, mais aujourd’hui ce sont des univers qui ne se parlent pas. Cela a été un de mes déclencheurs, la notion d’univers qui ne se parlent pas. Les grandes entreprises avaient l’habitude de fonctionner selon un mode de recrutement immuable, elles ne se mettaient pas en danger en allant chercher des profils un peu différents. Aujourd’hui, elles ont senti le changement, et procèdent justement a un changement en profondeur. Elles nous sollicitent pour les aider à mettre en place ce type de programme, mais les politiques quant à eux ne semblent pas encore l’avoir senti.
Complètement…
WMF: Dans ce contexte de crise incertain, qu’est-ce qui vous rend malgré tout optimiste ?
MJEL : C’est une question que j’ai posée à mes entrepreneurs… 90% d’entre eux étaient optimistes, alors qu’ils rencontrent des difficultés de financement, de débouchés commerciaux, de recrutement, de réputation. Alors moi, ce qui me rend optimiste, ce sont mes eux, mes entrepreneurs en fait… Parce que il y en a de plus en plus, on est de plus en plus sollicité, parce que il y a beaucoup de gens qui ont envie de participer à l’effort économique, parce que je rencontre de plus en plus de personnes, de décideurs dans de grandes entreprises qui ont compris les intérêts sociaux environnementaux et qui le traduisent d’un point de vue business. On est peut être enfin en train de changer de mode de fonctionnement ; on est plus juste là à épuiser les ressources mais à maximiser les ressources déjà existantes et à travailler en bonne intelligence avec celles-là.
De plus en plus d’entrepreneurs issus des minorités ou des quartiers proposent des solutions très innovantes en termes de développement durable, de prise en compte du handicap, d’insertion, en termes de formation. On fait donc d’une pierre de trois coups, uniquement en changeant le rapport qu’on a avec son environnement.
WMF: Donc quelque part ça peut être une voie possible de futur souhaitable comme on dit ?
MJEL : Exactement, c’est l’un des futurs possibles et moi ma mission c’est de faire en sorte que ce possible devienne une réalité